- Bonjour Elizabeth, merci de nous accorder cette interview.
- C’est un plaisir.
Mensonge éhonté. La jeune femme l’accompagna d’un large sourire. Si les interviews filmées pouvaient parfois être marrantes, celles pour la presse écrite lui donnaient plus généralement envie de se jeter sous un tram.
Elle pouvait prédire exactement ce qui allait suivre : des questions sur le film qu’elle était en train de tourner, d’autres sur cette rumeur qui trainait pour la énième fois, prétextant qu’elle était enceinte. Non mais sérieusement, elle, pondre un morveux ? Adopter un chien lui suffisait largement. On lui demanderait aussi des pronostics sur les prochains combats de son free-fighter de mari, Sacha Taylor. Sûrement aussi des détails sur les raisons de leur récent déménagement dans une petite ville du Texas... Enfin, on allait entrecouper ces questions palpitantes par quelques petites blagues récitées avec autant d'entrain qu'on lit des versets de la bible.
Oui, Elizabeth connaissait par cœur ces questions. Ou du moins, c’est ce qu’elle croyait.
- Vous avez toujours été très mystérieuse au sujet de votre passé. Vous n’avez aucun souvenir que vous pourriez partager ?
Ok. Celle-ci, elle ne l’avait pas vu venir.
Le sourire de la jeune actrice se figea. Ses grands yeux bleus cherchaient dans le visage de la journaliste la moindre expression qui lui indiquerait qu'elle avait une chance d’échapper à la question. Mais son interlocutrice avait l’air sérieux, les sourcils froncés, pointe du stylo posée sur le papier, prête à écrire. Elle ne broncherait pas.
Bien sûr que si, elle avait des souvenirs qu'elle pourrait partager...
* * *
LIFE ITSELF IS A HAZARD.
C’est chez les Stonem, famille catholique des quartiers chics de Londres, qu’elle était née. Elizabeth Margaret : c’est avec ces prénoms si peu prétentieux qu’ils l’avaient nommée.
Les souvenirs qu’elle avait de son enfance étaient vagues, mais elle savait qu’elle avait été heureuse. Elle avait été une enfant gaie, qui adorait par-dessus tout faire des blagues à sa famille, comme tirer la chaise de ses parents quand ils s’apprêtaient à s’asseoir (ce qu’elle avait arrêté le jour où cela avait valu une fêlure du coccyx à sa génitrice) et échanger les couverts de place (non sérieusement, ça n'a l’air de rien pour toute personne normalement constituée, mais chez les Stonem, la position de la fourchette à salade et du couteau à poisson avait une importance capitale).
Ce dont elle se souvenait surtout, c’était de l’admiration sans limites qu’elle vouait à son grand frère. Elle le suivait d’ailleurs partout. Tout le temps. C’était son seul vrai ami, la seule personne qu’elle était contente d’avoir dans sa vie.
Tel Batman à Robin, il lui apprenait à défier l’autorité. A se moquer des parents sans que ceux-ci ne le remarquent. A les humilier publiquement sans en avoir l’air... & tout doucement, ces enseignements devinrent de plus en plus dangereux. Il la poussait à faire le mur, l’emmenait à ses soirées, lui apprenait à boire, alors qu’elle avait à peine entamée sa puberté... Et Elizabeth y prenait goût. Ces escapades nocturnes la tiraient de l’ennui de son quotidien, qui, entre l’uniforme d’école catholique et les règles de bonne conduite plus infondées les unes que les autres, l'avait déjà blasé.
Sa première cuite et son premier joint furent consommés à 12 ans. Son premier rail de coke et sa première relation sexuelle, elles, furent toutes les deux le soir de ses 13 ans. Avec un ami de son frère. Il s’était d’ailleurs ensuite cassé pendant qu’elle dormait.
Ses nuits n’étaient plus que débauche. Elle semblait quelques années de plus que son véritable âge, ce qui lui facilitait la tâche. Elle perdit ses rares amis. Mais elle se sentait de nouveau vivre. Invincible. C’était tout ce qui lui importait.
Ses parents ne remarquèrent jamais rien… Jusqu’au jour inévitable où elle géra mal ses doses et fit une overdose.
WE ARE THE KIDS YOUR PARENTS WARNED YOU ABOUT.
Ses parents décidèrent alors de l’envoyer chez son oncle, à Dover. Ils pensaient probablement qu’en l’éloignant de Londres, ses problèmes de comportement seraient réglés. Grave erreur, géniteurs.
La ville était morcelée par des guerres de gangs, qui étaient parfois très violentes. Effy – c’est comme ça que ses amis l’appelaient – avait intégré l’un de ces clans ; il n’était pas prudent de rester sans un clan protecteur. Son intelligence et sa fâcheuse tendance à la manipulation la menèrent même à la tête du sien.
Elizabeth avait des souvenirs très précis de cette période. Sa première rencontre avec Damien Way, par exemple. Il courrait nu comme un ver dans les vestiaires du gymnase, car son petit copain de l’époque avait jugé drôle de partir avec ses affaires. La gêne passée, les deux adolescents s’étaient très vite rapprochés, et Effy tomba amoureuse pour la première fois de sa vie.
Pour la première fois de sa vie également, elle comprit ce qu'était souffrir, le jour où elle le surprit dans les draps d’une autre.
Mais elle ne le quitta pas. Elle n’était pourtant pas du genre à se laisser balader comme une jeune première, oooh non. Elle avait simplement décidé de ne pas se morfondre sur son sort, comme toutes ces idiotes. Elle préférait se venger. Elle attira un certain Sacha Taylor dans son lit, et s’arrangea pour que Damien les surprenne.
A tous les cocus: cette méthode de vengeance est très efficace… A condition bien sûr de n’avoir aucun amour propre.
Les infidélités de son petit ami continuèrent. Effy faisait de son mieux pour garder sa fierté, prétendant ne pas être blessée par toutes ses conneries. Elle n’arrivait pourtant pas à se résoudre à le quitter. Quelque chose de fort, d’indescriptible, les gardait liés. Ils s’étaient même fiancés – allez savoir ce qu’il peut se passer dans la tête de ces gosses. Jusqu’au jour où il fit l’erreur monumentale de se taper la meilleure amie d’Elizabeth, Emily.
« Donnes-moi une seule bonne raison de ne pas te quitter. »
Il avait parut un instant plongé dans des réflexions intenses. & puis, enfin, il avait ouvert la bouche, écarquillant les yeux comme si il était étonné qu’elle soit passée à côté d'une telle évidence :
« Mais, Effy, je suis trop un bon coup ! »
Ses yeux vitreux essayaient d’accrocher le regard d’Elizabeth, sérieux ; mais les substances qu’il avait ingérées réduisaient sa crédibilité à celles qu’on pourrait accorder à un rockeur fan de Camélia Jordana.
C’est ainsi qu’elle mit fin à l’histoire d’amour la plus tordue qu’elle avait jamais eu. Mais pas sans une dernière vengeance : sortir avec Chris Sullivan. Le meilleur ami de Damien. Oeil pour oeil, dent pour dent.
Chris fut en fait plus qu’une vengeance, ou qu’un sex toy ; elle se sentait réellement bien, avec ce mec. Elle ne savait pas si on pouvait parler de sentiments, mais il avait été un vrai pilier, que dis-je, une poutre, pour elle. Il la respectait, la soutenait. C’était presque une relation fraternelle, plus saine même que celle qu’elle avait eu avec son véritable frère.
Mais l’accident arriva. Damien était tombé d’un toit. Vous savez, un peu comme cet idiot, dans l’Odyssée. Personne ne savait si c’était un suicide, un accident… Ou une tentative de meurtre perpétrée par un membre des clans adverses.
Le jeune homme était condamné, c’est ce que le médecin avait dit à Effy lorsqu’elle avait accouru à l’hôpital. Damien ne sortirait jamais de son coma.
Elle fit une dépression nerveuse. Elle n’avait pas la force d’affronter tous ces souvenirs. Elle voulait partir, tirer un trait sur son passé, tout de suite, avant qu’on lui annonce définitivement le décès de Damien. C'était difficile à expliquer, mais elle voulait le sortir de sa vie elle-même, pas se le faire arracher ainsi.
WE STOP LOOKING FOR THE MONSTERS UNDER THE BED WHEN WE REALISE THEY’RE INSIDE OF US.
C’est donc sans prévenir qui que ce soit qu’elle se rendit à un centre de désintoxication à l’autre bout du pays. Enfin, si. Elle avait prévenu Chris. Elle s ’était contentée d’un sms. Cela avait du lui paraître bien lâche, mais des adieux auraient étés trop durs à supporter pour elle.
Après six mois dans ce centre, elle décida de reprendre sa vie en main. Elle fit sa dernière année de lycée dans un internat assez réputé d’Ecosse, puis fut sélectionnée pour l’université d'Oxford, pour y apprendre la comédie. Comme si elle avait besoin de cours de théâtre, elle qui avait simulé toute sa vie…
Elle enchaîna les castings, sans succès. Et puis, un jour, elle rencontra un réalisateur en personne. Ils passèrent quelques nuits ensemble, et, comme par enchantement, elle décrocha un rôle secondaire. Puis un autre. Et, à 23 ans, elle obtint son premier vrai rôle; sans coucher avec le réalisateur, cette fois.
Cette année là, elle reçut un appel auquel elle ne s'attendait pas.
« Sacha Taylor, tu te souviens de moi ? Tu as toujours une dette envers moi...»
Sacha était devenu boxeur professionnel. Il réussissait plutôt bien sa vie, mais il avait un problème : il n'aimait plus les filles. Ce n'est pas très grave, certes, les hommes, c'est bien aussi : mais si le monde de la boxe l'apprenait, sa carrière était finie. Il avait donc besoin d'une couverture, Elizabeth d'une grande villa. Pourquoi hésiter.
* * *
Un léger sourire s'empara des lèvres d'Elizabeth. Non, elle n'avait pas envie de partager quoi que ce soit.
- Oh, vous savez... J'ai une histoire tout ce qu'il y a de plus banal...