Les volets claquent, les verres se brisent, les taules s'entrechoquent, les planches miteuses grincent. Le taudis tangue au rythme des bourrasques glacées.
L'endroit est sombre. Aucune lumière. Juste la pleine lune qui s'infiltre à travers les fenêtres brisées, inondant de sa clarté obscure le centre de la pièce, dévoilant cyniquement des cadavres souriants encore accoudés au bar. La misérable cahute empeste la drogue, l'alcool, la mort.
Un long frisson hante les échines, transperce les peaux, suinte le long des fronts. Des doigts tremblants s'approchent, parcourent les corps, s'amusent quelques temps, finissent par les balancer dans le vide pour l'éternité. Étaux espiègles d'une mort sournoise.
Les derniers corps s'écrasent, inertes, la mélodie de leur désespoir résonnant jusqu'à n'en rester aucun.
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« Amnésie rétrograde » avait soufflé le médecin, tandis qu'il griffonnait précipitamment et sans aucune application quelques mots sur un calepin à la couverture livide. Puis il s'était planté devant lui, avait craché dans un murmure quelque chose qui ressemblait à une insulte et avait quitté la pièce en claquant la porte.
On lui avait tout volé. Tous ses souvenirs. Ces fragments de temps qui hantent les mémoires. Ces scènes qui nous reviennent parfois, qu'on repasse en boucle dans notre esprit ou qu'on chasse peureusement. Celles qui nous font rire ou pleurer, sourire ou baisser la tête, qui nous incitent à reculer ou avancer.
Dès ces deux petits mots prononcés, il n'était plus rien. Juste un étranger dans son propre corps. Une âme errante qui cherche sa place. Un inconnu pour les autres et pour lui-même. Un pantin prisonnier.
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« Comment allez-vous, Alexys ? »
Honnêtement, je savais même pas ce que je fichais là. Les murs blafards me donnaient la nausée et j'arrivais pas à réfréner l'envie de me casser en courant d'ici parce qu'ils me faisaient tous chier avec leur soit disant thérapie à la con - mais j'ai pas bougé du divan hideux sur lequel j'étais allongé et je me suis forcé à croire que c'était parce que j'avais pas envie de retrouver l'odeur médicinale écoeurante de ma supposée « chambre ». Moi j'aurais plutôt sorti le mot « cage » pour la nommer parce que j'y étais plus enfermé qu'autre chose, mais appelez ça comme vous voulez.
« Bien mieux que vous le pensez »
Elle a soupiré face à mon attitude dédaigneuse puis elle a saisi un stylo et a commencé à noter des trucs à propos de moi dans un calepin - et ça m'a gonflé de pas savoir ce qu'elle écrivait, même si je supposais que ça n'avait rien de très agréable. Je l'ai observé former ses lettres avec application, comme si, de toute façon, elle n'avait que ça à faire et que moi j'étais juste là pour décorer - et c'était stupide parce qu'au fond ça m'a vexé alors que j'arrêtais pas de l'envoyer bouler dès qu'elle essayait de me parler.
« Vous perdez votre temps » que j'ai lâché, sans vraiment m'en rendre compte. La psychologue a relevé ses iris presque noirs vers moi et j'ai soutenu ce regard un long moment - je sais pas trop ce qu'elle essayait de faire, peut-être qu'elle espérait lire en moi ou une autre connerie du genre. Mais je crois pas que ça ait marché, puisqu'elle a une fois de plus soupiré en croisant les jambes sur sa jupe qu'elle défroissa du bout des doigts.
« Vous pouvez pas me forcer »
L'air faussement innocent qu'elle a affiché m'a donné envie de vomir. Elle m'a fixé un long moment, en attendant que je poursuive. Sauf que j'avais fini, et ça lui avait pas trop convenu. Elle avait pas comprit. Ils ne comprenaient rien de toute façon.
« Vous forcer à quoi ? Personne ne cherche à vous forcer à quoi que ce soit. »
C'est à partir de ce moment là que j'ai sérieusement pensé à me casser en claquant la porte parce qu'elle me gonflait. Mais j'étais pas un lâche. Je fuyais pas.
« A me souvenir. »
Elle a soupiré. Peut-être de gêne ou de lassitude, j'en sais trop rien - mais je savais qu'au fond elle devait pas être bien méchante. C'était une femme banale qui devait sûrement être mariée à un type tout aussi banal - ils auraient des enfants, banals eux aussi, qui parfois animeraient leurs vies par quelques bêtises. Ils auraient une scolarité banale, jonglant entre le bon et le moins bon, sortiraient diplômés, puis vivraient et se levant chaque matin pour un métier aussi inintéressant que lassant.
Mais les gens n'ont pas peur de la banalité. Elle les rassure, les enferme dans une sorte d'illusion qui représenterait leur vie. Saluer son voisin le matin, aller chercher le journal lancé au fond du jardin, râler à cause du chien de Mr. Steve parce qu'il détruit les rosiers, ragoter sur la voisine qui s'est trouvé un petit-ami plus jeune d'au moins une dizaine d'années. Ce quotidien les rassure - mais dès qu'il se trouve chamboulé, ces êtres si fades s'asphyxient petit à petit.
« Pourquoi ne voulez vous pas vous souvenir, Alexys ? »
La façon qu'avait mon prénom de glisser le long de ses lèvres me donnait la chair de poule. J'ai mit du temps à répondre, pas parce que je savais pas quoi rétorquer ou quoi, non, plutôt parce que j'avais pas parlé depuis si longtemps que mes cordes vocales incendiaient ma gorge.
« Je vois pas l'intérêt. Je veux dire, vous avez dit que ce truc là, l'amnésie rétro-machin, c'était parce que mon esprit voulait oublier des choses douloureuses - alors je vois pas vraiment l'intérêt qu'il y a à essayer de faire en sorte que je m'en rappelle. Je veux dire, si c'est pas agréable, quel intérêt ? Autant que je vive comme ça, comme maintenant. Je vais ni bien ni mal, c'est toujours mieux que d'aller mal. Ca me pose pas de problème. De toute façon vous pouvez pas me soigner sans que je le veuille. On perd notre temps tout les deux. Ca sert à rien. »
Elle a pas répondu. Peut-être parce qu'il n'y avait rien à répondre. Peut-être parce qu'elle savait pas non plus quoi dire. Mais ça m'a pas inquiété. Au bout de quelques minutes de silence je me suis levé, j'ai choppé mon sac à dos qui était affalé contre le bureau en bois et je suis sorti en glissant un simple « Je vous dis pas à demain » avant de claquer la porte.
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Des cris. Perçants, suraigus pour certains, rauques pour d'autres. Des insultes, des reproches, des sarcasmes, des coups lancés et renvoyés. Des souvenirs qui remontent, qui se confrontent, qui s'effritent, qui éclatent. Confrontation à mort.
Puis le silence. Le sang. La mort.
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La joie étouffe. Le bonheur asphyxie. La tristesse meurtri. Le désespoir assassine.
Et les souvenirs remontent, fluctuent, sans sens ou chronologie ; peine ou réconforte. Minuscules morceaux d'une histoire qui se doit d'être reconstruite.